Dans un Recoin de ce Monde – Hold the Line
Je vais entamer cet article par une évidente évidence évidemment évidente: quel que soit le pays, être civil dans une nation en guerre, c’est jamais la joie. On a souvent tendance à l’oublier car les œuvres parlant de guerre ont tendance à rappeler ses côtés les plus romanesques: les grandes batailles, l’héroïsme des soldats, les jeux diplomatiques, les poussées technologiques et industrielles… En contrepartie, la simple vie des civils c’est loin d’être particulièrement engageant ! Heureusement que j’ai des grands parents bien normands qui ont connus l’occupation et la Libération, qui m’en ont souvent parlés, sinon j’ignore à quel point j’aurais eu conscience de la dureté de la vie dans une nation remplie de privations et dans laquelle vos biens peuvent disparaître du jour au lendemain, selon le bon vouloir d’un obus.
Du coup, en 2013, j’avais pas mal été séduit par Dans un Recoin de ce Monde, un manga en deux tomes de Fumiyo Kouno dont l’intrigue tournait justement autour de la vie dans le Japon Impérial de la Seconde Guerre Mondiale. On y suit donc Suzu, une femme un peu rêveuse, née et élevée à Hiroshima, dont la plus grande passion est le dessin, et qui au début de l’année 1944 se marie à un garçon issu d’une famille de Kure, un port voisin d’Hiroshima et, optionnellement, un des plus gros ports militaires du Japon impérial, lieu où mouille le Yamato entre deux sorties en mer. A partir de là on suit « simplement » la vie quotidienne de la jeune femme et de sa belle-famille, chaque chapitre avance l’intrigue d’un mois et nous permet ainsi de mieux constater l’évolution des privations et de l’ambiance qui règne dans ce Japon qui va découvrir, tardivement, que la guerre elle ne se déroule pas que dans ce Pacifique lointain. Ah et, évidemment, on est dans la région d’Hiroshima donc croyez bien qu’un événement bien particulier va marquer le récit…
Comme dit dans le bilan manga décennal de la semaine dernière, je trouve que Fumiyo Kouno est, en France, une autrice injustement passée sous les radars. Elle se fait connaître dans notre pays autour de 2007 avec la sortie d’un one-shot nommé Le Pays des Cerisiers qui raconte l’histoire d’une survivante du bombardement atomique d’Hiroshima et mélange, déjà, un style visuel absolument attendrissant… qui est utilisé pour raconter de manière concrète, presque frontale, une des plus grandes horreurs du vingtième siècle. Avec juste ces deux oeuvres, on pourrait facilement limiter Kouno à « l’autrice qui parle d’Hiroshima avec un style trop chou » mais ça serait dommage car c’est loin de composer l’essentiel de sa bibliographie ! On lui doit également Une Longue Route – un manga sur les difficultés d’un jeune couple -, Koko – un manga pour enfants sur la relation qui lie une petite fille à son coq domestique – ou bien encore Pour Sanpei – qui raconte la relation entre un papy bougon et son très excentrique petite-fille. Les mangas de Kouno sont courts, jamais plus de trois tomes, racontent souvent le quotidien avec humour et légèreté, utilisant une narration souvent très abrupte ou chaque page raconte sa propre petite histoire.
D’ailleurs, pour l’anecdote, Kouno est originaire elle-même d’Hiroshima, elle y est née en 1968, mais elle va commencer à parler du sujet que quand un éditeur va lui faire le coup du « eh comme tu viens d’Hiroshima, tu pourrais faire une histoire sur le sujet ? »Ce qui a mis initialement Kouno très mal à l’aise: elle a beau être originaire de la ville, sa famille n’avait pas été touchée par le bombardement donc elle ne se sentait pas vraiment la légitimité d’aborder le sujet. Ca a quand même donné Le Pays des Cerisiers, qui aura reçu pas mal de prix dans son pays d’origine donc, comme quoi, elle a quand même su trouver le ton !
DU COUP. On est en 2012 et l’annonce est faite: Dans un Recoin de ce Monde sera adapté en film d’animation. A la tête du projet: le studio MAPPA et le réalisateur Sunao Katabuchi. Ce dernier est pas un jeune réalisateur puisque c’est lui qui a dirigé la série Black Lagoon et, avant cela, les films Princesse Arete et Mai Mai Miracle. Sauf que, vous pouvez le voir, si le film est initialement annoncé en 2012… il ne donne plus beaucoup de nouvelles jusqu’en 2015. Problèmes de production ? D’équipe ? De budget ? De studio ? On ne sait pas encore vraiment, reste que pour sauver le projet, un crowdfunding est organisé en mars 2015: le studio demande 20 Millions de yens (~160 000€) à un public japonais qui va vite répondre présent et même, au final, dépasser grandement les objectifs puisqu’il glanera 39 Millions !
Un joli sauvetage, donc, qui aurait pu se finir en catastrophe puisque le film sort en salles le 28 Octobre 2016 c’est à dire alors que Your Name continue d’exploser tous les records et que A Silent Voice prend la part restant du gâteau. D’ailleurs, le démarrage du film sera moyen: 10e place au box office, à peine 32 000 spectateurs, c’est pas génial. Sauf que, évidemment, va arriver un truc top: le bouche à oreille. Tant et si bien que au final le film aura attiré 1,9 millions de spectateurs, bien aidé par le fait que le film va recevoir une myriade de prix, blousant complètement Your Name et A Silent Voice.
Bref, voilà un projet qui semble avoir été conçu dans la souffrance et la difficulté, qui aurait pu mille fois ne pas sortir ou rester confidentiel mais qui aura réussi à cartonner, envers et contre tout. Et le film le mérite !
On y retrouve vraiment la même intrigue que dans le manga: on y suit toujours Suzu, jeune rêveuse hiroite 1, de 1933 à 1945. Au départ jeune enfante rêveuse et dessinatrice hors-pair, ensuite mariée à un jeune militaire et ensuite femme au foyer en temps de guerre. Dans sa structure, le film pourrait presque être considéré comme une compilation de multiples scénettes, chacune montrant un aspect différent de la vie dans ce Japon-là: les ptites astuces pour faire à manger pour beaucoup avec peu, coudre un kimono, aller au marché noir, construire son abri anti aérien ou bien encore aller rendre hommage à une famille venant de perdre des proches en mer.
Disons le tout de suite: le film est très drôle. Si vous avez peur de voir le film car vous avez peur d’un syndrome Tombeau des Lucioles, où le film va enchaîner scènes graves sur scènes graves et pas vous mettre à l’aise, vous pouvez être rassurés. On se trouve très souvent mis à l’aise par des petits gags, souvent justifiés par l’énorme maladresse de sa tête en l’air d’héroïne. Le timing comique est très bien géré, très naturel, et beaucoup de l’aspect comique provient également des expressions que peuvent tirer les personnages, qui réagissent souvent de manière amusante aux situations.
L’humour sait également surprendre au moment où on ne l’attend pas, voire même se réveler un petit peu noir par moment. Il arrive bien souvent qu’on aie le sentiment qu’un truc tragique vient de se dérouler et que, allez, le film va sortir l’orchestre et l’émotion… pour qu’au final ça soit vite désamorcé par un gag ou une petite happy end.
On pourrait reprocher au film, du coup, de traiter de manière parfois très badine des situations graves, voire même être décontenancé… Sauf que cet humour c’est justement tout ce qui fait la force du film, l’élément sur lequel repose la majorité de ses qualités. C’est parce qu’on voit les personnages dans des situations régulièrement amusantes qu’on s’attache à eux, qu’ils nous paraissent humains. Le mari de Suzu est tout aussi gauche que sa dulcinée, sa belle-sœur est une mégère qui a la gueulade facile, beau-papa est parfois un peu dans la lune… Voilà un casting humain, avec des belles qualités ainsi que des défauts dans lesquels on peut se reconnaître, se projeter. Des belles personnes, qui essaient de garder énergie et optimisme dans une situation difficile, sans misérabilisme ni pathos.
Du coup, quand la guerre va vraiment débarquer à Kure et que les personnages vont commencer à en voir des vertes et des pas mûres, là par contre ça va vraiment faire mal. Chaque blessure, chaque disparition, chaque perte va faire l’effet d’une claque, bien aidé par une tension qui va monter crescendo pour une seule raison: le film affiche régulièrement où on en est dans le calendrier.
Imaginez: vous avez ces personnages trop sympas et une vague notion d’histoire de la Seconde Guerre Mondiale. Vous les voyez vivre en 1944 où, certes, ils ont un nombre ahurissant de privations mais ils savent garder le moral et se débrouiller grâce au pouvoir éternel du serrage-de-coudes. Il y’a du courage dans leur survie, ils sont même plutôt inspirants. Mais à chaque fois qu’un mois s’écoule, c’est dur de rester à l’aise: on se rapproche inexorablement du moment ou le Japon sera à portée des bombes américaines… Et vous savez très bien que dès que s’affichera « Août 1945 » à l’écran, ça va pas vraiment bien se passer pour ceux qui vivent dans la région d’Hiroshima.
Du coup chaque affichage d’un mois fait aussi office de compte à rebours stressant. Tu sais déjà que leur vie est dure mais que chaque mois va s’accompagner de nouvelles privations. Mais ils vont garder le moral ! Arrivent les premiers avions américains tu crois que, ça y’est, le film va basculer dans le tragique mais… non, pas encore. On garde l’humour, option Vie Au Rythme De Ces Foutues Sirènes. Ce qui ne va pas s’empêcher que des choses terribles vont arriver mais nos personnages arriveront toujours à rebondir… sauf peut-être quand viendra l’incident de trop.
Ah et, évidemment, le compte à rebours est un faux-ami: d’une parce que c’est pas parce que t’es pas encore en août 1945 qu’il va pas arriver des vilaines choses, deuzio parce que passé mi-juillet le film ne marque plus les dates. N’importe quelle journée présentée peut être le 6 août…. Rajoutez à cela le dilemme de l’héroïne et les soucis qu’elle traverse à ce moment du récit et vous avez une partie du film où vous commencez vraiment à avoir une boule au ventre parce que, ayé, n’importe quand ça peut tomber. Et, effectivement, ça arrive de manière soudaine.
Visuellement le film est vraiment excellent. Je parle pas forcément de l’animation qui est pas toujours au top, avec des recours parfois un peu choquants à des zooms-sur-plans-fixes qui sont très voyants, mais bel et bien de tout le style, toute la patte choisie. En choisissant des couleurs douces et en offrant aux personnages des petites bouilles rondes et promptes à des expressions rigolotes, le film sait se faire accueillir de nos rétines dès les premières scènes. Alors rajoutez-y quelques scènes où les artistes et animateurs se la pètent un peu avec de l’incrustation de peintures dans le décor ou encore une extraordinaire scène avec des petites lumières blanches sur fond noir, où là par contre niveau animation ça pète bien. Les décors sont travaillés, détaillés, peut-être encore un peu sage et loin de la profusion de détail dont peut faire preuve un Satoshi Kon ou un Hayao Miyazaki mais ce n’est pas grave.
Quant à la musique, elle est magnifique. On la doit à l’artiste Kotringo, une chanteuse-pianiste très productive au Japon depuis dix ans, qui fournit ici une OST très jolie, avec quelques thèmes vraiment marquants comme Migite no Uta, qui se joue pour illustrer un Hiroshima dévasté, contribuant grandement à l’émotion de la scène. Je vous recommande grandement l’écoute de la bande originale, même sans avoir vu le film, y’a un truc qui s’en dégage qui est particulièrement remarquable. D’ailleurs, là aussi et encore une fois, Kotringo a piqué quelques prix aux RADWIMPS de Your Name, comme quoi !
Dans un Recoin de ce Monde me paraît donc un film important.
Important car il rappelle que l’humour est le meilleur outil qu’il soit pour traiter même les sujets les plus tristes. Que si tu maîtrises bien le ton comique de ton film et que par conséquent tes personnages font rire ton public, alors le dit public va aimer tes personnages. Et que, par conséquent, tout ce qui leur arrivera on va y être attentif. Quand la mort fauche un personnage qui avait le sourire et l’envie de s’en sortir, ça fait beaucoup mal que quand elle fauche un personnage antipathique où qui n’a existé tout le long du film que pour souffrir en permanence. En outre, c’est toujours bienvenu de parler d’un sujet dur sans être dur à voir. Ca rend la claque que plus marquante.
Important car son héroïne… c’est une simple femme au foyer. Un profil qu’on voit rarement en rôle principal dans le cinéma. Hosoda avait réussi à poser le clou avec Les Enfants Loups ? Dans un Recoin de ce Monde matraque à coup de maillets que les femmes au foyer, aussi, ont le droit à être au centre d’un récit, qu’il n’y a aucune excuse pour ne pas parler plus d’elles.
Important car il transmet parfaitement l’état d’esprit des civils japonais à l’époque de la guerre… et même plus généralement des civils tout autour du monde en cette période. J’ai reconnu dans ce film des témoignages qu’ont pu me raconter mes grands-mères qui, elles aussi, ont connues les privations, les bombardements américains et/ou allemands, les polices qui viennent fouiner dans tes affaires pour vérifier que tu espionnes pas… Mais aussi l’entraide entre villageois, les plats « bizarres » que tu mangeais à l’époque faute de mieux, le lavage de cerveau (ici pétainiste) dans les écoles…
Important, surtout, car il rappelle que l’animation est pour un public large. Au Japon, le film a surtout été vu par des retraités. Vous imaginez, vous, en Occident, des films d’animation qui seraient vus majoritairement par nos anciens ? Impensable. Dans un Recoin de ce Monde est vraiment de l’animation pour adultes, en raison surtout des thèmes qu’il évoque. Je déconseille même le film aux enfants. Pas forcément pour des raisons de violence ou d’images choquantes – même si il y’a une scène très très visuelle à la fin du film, Hiroshima oblige -, mais parce que le très posé rythme de film, qui parle de thématiques pas forcément très passionnantes pour des bambins – la couture, la cuisine, se perdre dans un bordel en revenant du marché noir -, vont vite fait de les ennuyer.
Bref, de l’animation pour les grands, sans sexe ni violence débilitante et avec malgré tout beaucoup de couleurs et d’humour. Comme quoi c’est pas si compliqué…
En somme, Dans un Recoin de ce Monde est une réussite. Prix du jury d’Annecy clairement mérité. C’est un film sur lequel j’avais encore de grosses attentes et qui est quand même parvenu à toutes les combler sans suer. Encore une fois on a beaucoup de chance de le voir arriver chez nous – il sort en salles à partir du 13 Septembre – même si le fait que je connaisse que très peu le distributeur me fait un peu peur, donc j’espère que ça sera dans le maximum de salles possible.
Et, mine de rien, quelle sacrée période pour le film d’animation japonais ! Your Name était un excellent divertissement, A Silent Voice une excellente adaptation, tu me rajoutes ce Dans Un Réussite de ce Monde… Ces trois là sont sorti entre août 2016 et octobre 2016, rien que ça ! Derrière ça tu fous le retour de Yuasa en mode grand public avec Lou et l’île aux sirènes, le renouveau de la 3D japonaise avec Rudolf and the Black Cat, les délires SF et visuellement barrés de Hirune Hime, Yonebayashi qui se prépare à lâcher la semaine prochaine un Mary and The Witch’s Flower qui explose les rétines, Hosoda qui est sur son rythme habituel et nous foutra son Mirai l’an prochain, Hayao Miyazaki qui est sur un truc…
C’est trop tôt pour dire que y’a une période dorée qui se dessine là ?
Parce que, merde, on a de la chance quoi.
PS: Et je vous rappelle que Grimm avait fait son petit texte sur le film lundi dernier, lors de l’article sur les oeuvres japonaises les plus sous-estimées !
- Comment on appelle les habitants d’Hiroshima… ? Tant pis j’improvise ↩
3 commentaires
Laure
C’est bien connu que les survivants d’une tragédie ont recours à l’humour. As-tu remarqué si tes grands-parents te racontaient leur temps de guerre en commençant par leurs anecdotes qui paraissent les plus « drôles » par après coup?
merci pour l’article et pour m’avoir rappelé le nom du tombeaux des lucioles que j’ai aussi très envie d’écouter (même si personne ne semble s’en remettre).
pis salut ein! je suis nouvelle.
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